Épisode 1 - Les Jours du Dominion
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ÉPISODE

Épisode 1

1

Le club des six éponges

Lorsqu’il débarqua du train à la gare du Grand Tronc, Jean-François Kerouac fut presque pris de vertige. Les bâtiments qui s’offraient à sa vue lui parurent gigantesques. Et après ce long trajet en train, il avait des fourmis dans les jambes. Comme il lui tardait de se mêler à la faune de la grande ville! Il tenait dans chaque main une lourde sacoche contenant tout ce qu’il possédait, plus une quarantaine de piastres bien rangées dans son portefeuille. Il buvait du regard les édifices mythiques qu’il ne connaissait que par les illustrations qu’il avait vues. Gavé depuis si longtemps des poèmes qu’il lisait dans Le Samedi et les rubriques théâtrales du Passe-Temps, il mettait enfin le pied dans la métropole du Canada, déterminé à plonger dans l’univers romantique que lui inspiraient ses lectures. Et en cet après-midi du jeudi 3 octobre 1895, il lui semblait que sa vie venait de commencer.

Les rayons obliques du soleil d’automne conféraient des reflets jaunâtres aux pierres grises des façades, pâle paix contrastant avec l’air préoccupé des passants pressant le pas, les tramways ravalant la rue avec leur bruit de ferraille bringuebalante, les enseignes pendouillant au fronton des établissements de commerce et les vitrines regorgeant de marchandises. Jean-François se sentait aspiré dans une trépidation perpétuelle battant une mystérieuse cadence de bienvenue.

Il savait où il allait : depuis le temps qu’il rêvait de découvrir le Café Ayotte, sur la rue Sainte-Catherine, au coin de la rue Saint-Denis. C’était, avait-il compris, le rendez-vous de la jeunesse bohème. Lui-même rêvait de publier des rimes, des sonnets, des alexandrins ou encore de s’acheter des tubes et des pinceaux pour peindre des portraits ou des scènes urbaines. Il s’arrêta au coin de la rue Saint-Laurent, pour être sûr de s’orienter dans la bonne direction. Sous un auvent, un vieil édenté accroupi tendait la main. Soumis à une sorte d’explosion de gratitude envers ce monde nouveau qui lui ouvrait les bras, Jean-François fouilla la poche de son pantalon et en extirpa un demi-dollar qu’il tendit au mendiant. « Quelle folie! pensa-t-il. À ce compte-là je vais être pauvre moi aussi dans pas long.» Mais il ne doutait pas un instant de sa bonne étoile, persuadé qu’il ferait sa place comme artiste dans ce tourbillon de culture que représentait Montréal à ses yeux.

Il ne prit que quelques minutes pour se retrouver devant la façade du Café Ayotte qu’il embrassa d’un regard ému. Il se sentait comme s’il allait entrer dans une église.

Une fois passé la porte, il lui fallut un instant pour que ses pupilles s’ajustent à l’éclairage parcimonieux et ses oreilles au brouhaha qui régnait : les murs de lambris sombres, la fumée bleutée flottant au-dessus des têtes, le bruit des chaises que l’on tire ou repousse, la cacophonie des voix entremêlées, le clac retentissant des verres que l’on plaquait sur le zinc après avoir fait cul sec. 

Jean-François s’approcha d’une banquette et laissa choir ses deux sacoches. Le bruit fit se retourner un groupe de jeunes hommes qui se tenaient tout près.

— Tiens, un nouveau! fit l’un.

— C’est pas un étudiant, son visage est trop hâlé, ajouta un autre.

Jean-François, se sentant mis en examen, n’osait ouvrir la bouche. Un type assez grand, portant un chapeau mou, s’approcha de lui.

— Je m’appelle Frédéric Delwaert et je suis de Bruxelles. Et vous, d’où venez-vous?

— De Kamouraska, fit timidement Jean-François.

— Ah!… On porte des habits de flanelle en automne, là d’où vous venez?

Jean-François se sentit gêné par son accoutrement qui avait une allure définitivement campagnarde en comparaison des habits de son interlocuteur.

— C’est peut-être un hobereau, observa un troisième membre du groupe.

— Un quoi?

— C’est un compliment, monsieur…

— Jean-François Kerouac. Vous êtes des poètes? demanda-t-il ingénument.

Des éclats de rire lui répondirent.

— Nous sommes l’avenir, déclara Delwaert. Approchez que je vous présente. Puis, élevant la voix en tournant la tête : échanson! Apportez-nous des tours de Babel!

Delwaert présenta ses amis, qui avaient tous autour de la vingtaine et qui provenaient, en grande partie, du collège Sainte-Marie : Jean Charbonneau, Louvigny de Montigny, Paul de Martigny. Puis, désignant un jeune homme plus petit que les autres, les cheveux blonds séparés par une raie bien claire, la moustache en accent circonflexe et les sourcils en forme de virgules :

— Et lui, c’est Victor Pons. Il est souffleur.

— Souffleur? demanda Jean-François.

Pons s’approcha et lui tendit la main.

— Souffleur à l’Opéra français, précisa Pons. Mais dans mes temps libres, je fabrique des fleurs artificielles.

— Qui sont plutôt laides, railla Louvigny.

— Mais elles vivent plus longtemps que les vraies, rétorqua Pons.

Le tenancier arriva avec six grandes flûtes de bière — c’est ce que l’on désignait par le terme « tour de Babel ».

L’on porta un toast à la santé des Canadiens français du Manitoba. Jean-François ne comprenait pas de quoi il en relevait. Delwaert, percevant l’interrogation dans sa physionomie, expliqua.

— Nous luttons pour que les catholiques du Manitoba retrouvent leurs droits!

— Ils ont aboli les écoles françaises, c’est un affront! ajouta Charbonneau. 

— Le premier ministre a promis un bill remédiateur, ajouta Pons.

— Les conservateurs vont reculer, dit Louvigny. Mon père dit que Bowell a perdu la confiance de ses députés.

— Ils n’auront jamais le vote des Canadiens français, répliqua Charbonneau.

— Alors, il faudra compter sur Laurier.

— C’est un opportuniste, poursuivit Charbonneau. Je ne suis pas sûr qu’il agira même s’il doit devenir le prochain premier ministre.

Il avala d’un trait le contenu de sa flûte.

— Tout doux mon cher, ou vous ne serez pas en état d’aller au théâtre ce soir.

— Moi, monsieur, je ne bois jamais d’eau! Je retourne au bar.

Toutes ces informations se bousculaient dans la tête de Jean-François qui connaissait bien peu de choses à propos de la politique. Pendant que ses amis reprenaient leurs discussions, Frédéric Delwaert invita Jean-François à se rasseoir et se chargea de lui expliquer la polémique qui était sur toutes les lèvres en ce début d’automne.

— C’est tout simple, mais c’est aussi très compliqué, dit-il en préambule. Il y a cinq ans, le gouvernement du Manitoba a aboli les écoles catholiques. Ils prétendent avoir mis en place des écoles publiques neutres, mais en vérité, ce sont toutes des écoles protestantes. C’est un affront qui ne passe pas! Le Manitoba veut éliminer la minorité française et les orangistes de l’Ontario applaudissent.

Louvigny de Montigny se joignit à eux.

— Rien ne fera changer d’avis le gouvernement manitobain. Ici comme là-bas, le clergé est impuissant. La grogne est partout. Même le meilleur journal français d’Ottawa a tourné le dos aux torys, alors qu’il avait l’habitude de les appuyer aveuglément.

— Et que va-t-il se passer? demanda Jean-François dont l’intérêt grandissait.

— Difficile à dire, dit Louvigny. La Cour suprême et le Conseil privé se sont contredits. Et pour rester au pouvoir, le premier ministre Bowell a besoin du vote de la province de Québec. 

— Et son propre cabinet s’entredéchire sur l’idée d’une loi réparatrice, compléta Delwaert.

Louvigny de Montigny se racla la gorge pour réciter une phrase de Tardivel, un farouche défenseur des droits des catholiques dont il admirait tant les écrits qu’il pouvait le citer par coeur.

— « La destinée des Canadiens français est : ou de disparaître comme race distincte, confondue dans les éléments disparates qui les entourent; ou bien de constituer un jour, à l’heure voulue, une nation parfaitement autonome. » 

— Soixante ans que les Canadiens français replient l’échine! clama de Martigny. Soixante années de trop!

— Mais Tardivel est toujours à baiser la soutane des curés, protesta Delwaert. 

— Qui est Tardivel? demanda Jean-François qui avait peine à s’y retrouver.

— Un journaliste qui se bat depuis des années pour que la province de Québec jouisse d’une plus grande autonomie.

— C’est un ultramontain! Il prêche une république catholique! Pourquoi pas une principauté papale? ironisa Delwaert.

— Voyons, n’exagère pas Delwaert! Évidemment, vous autres, en Belgique, vous êtes plus évolués que nous.

— Nous avons nos propres problèmes nationaux. Tu oublies que c’est parce que le Journal des Débats a mis le néerlandais sur le même pied que le français que j’ai tout quitté pour venir vivre ici.

Intéressé par la conversation, Victor Pons était venu s’asseoir avec eux.

— Arrêtez de bombarder notre nouvel ami, déclara-t-il. On lui suggérera quelques bonnes lectures et il comprendra bien assez vite. Rappelez-vous qu’il s’intéresse à la poésie : la première chose qu’il nous a dit en entrant, c’est qu’il voulait savoir si nous étions des poètes.

— Tu as parfaitement raison, répondit Louvigny. Mon cher Kerouac, je vous invite dans ma mansarde demain soir. Nous lirons des poèmes.

— Et on boira naturellement beaucoup de bière, commenta Pons. 

— On nous surnomme le club des Six Éponges, expliqua Louvigny, et c’est ma foi assez bien dit. 

— Il faut que je file, l’interrompit Pons. Je dois me changer avant d’aller au théâtre.

— C’est vrai, c’est la première ce soir!

— Il était plus que temps, cela fait presque une semaine que le début de la saison est reporté, observa Louvigny.

— Pourquoi? demanda Jean-François.

— Il manquait d’instrumentistes. Ils ont finalement programmé Le songe d’une nuit d’été pour le gala inaugural.

— Ce n’est pas le meilleur opéra d’Ambroise Thomas, observa Louvigny. Je préfère Mignon, c’est son œuvre la plus intéressante.

— On l’a déjà donné quinze fois la saison dernière, soupira Pons. Et puis c’est l’idée du directeur artistique, Durieu. Il voulait ouvrir la saison avec une première canadienne. Vous viendrez ce soir?

— Je pensais aller à l’Académie de Musique pour voir La tzigane, dit Delwaert.

— Peuh! Avec leurs places à deux piastres, ils n’attireront que les bourgeois de l’Ouest, rétorqua Pons. Puis, consultant sa montre de poche, il ajouta : vous devriez vous dépêcher, presque tous les billets sont vendus, mais je crois que vous trouverez quand même quelques sièges au paradis.

— Qui chante ce soir?

— Mlle Cléry, la Conti-Bossy qui jouera Elizabeth…

— La Barély y sera? l’interrompit Louvigny.

— Non. Elle a eu beau faire le pied de grue devant le bureau de Durieu depuis une semaine, il n’en pince que pour les nouvelles cantatrices qu’il a fait venir de Paris. Mais pour répondre à ta question, oui elle y sera sûrement. Pas sur scène, mais elle ne ratera pas l’occasion de se faire voir dans le foyer durant les entractes! 

— Qui est la Barély? demanda Jean-François.

— Mlle Barély est la plus belle soprano du monde. Elle reçoit souvent chez elle, au square Chaboillez, lui répondit Pons.

— Et quelle femme! Une taille de guêpe! renchérit Louvigny de Montigny. Une déesse! Elle chante comme un rossignol!

— C’est vrai qu’à chacune de ses apparitions, elle est un spectacle en elle-même, plaisanta Pons.

— Vous venez avec nous? demanda Delwaert à Jean-François.

Jean-François regarda les deux sacoches à ses pieds et se rendit compte qu’il s’était laissé emporter par la pétulance de ses nouveaux amis. 

— Il faut être habillé? demanda-t-il à Delwaert.

— Bien sûr. Queue-de-pie et cravate blanche.

— Je n’ai rien de tout ça.

— Où logez-vous?

— Nulle part, fit Jean-François avec candeur. Je viens tout juste d’arriver.

Frédéric Delwaert le jaugea des pieds à la tête.

— Nous avons à peu près la même taille. Venez chez moi, je vous prêterai quelque chose.

Les épongistes se séparèrent et Jean-François suivit Delwaert.

— Je n’habite pas loin, dit ce dernier.

Après avoir fait quelques pas, Jean-François questionna son nouvel ami.

— Qu’est-ce qui vous a amené à venir au Canada?

— Pour mieux connaître ceux qui partagent ma langue. Nous nous disputons souvent chez nous, en Belgique. La cohabitation entre les wallons et les flamands est difficile. Et puis, il y a trop d’Allemands!

— Pourquoi ne pas être allé à Paris? Je rêve d’y aller un jour!

Delwaert éclata d’un grand éclat de rire.

— Là-bas, il y a trop d’Anglais… Et puis, j’éprouve une sympathie naturelle pour les opprimés. Depuis mon arrivée, il y a six mois, j’en ai appris beaucoup sur la façon dont on traite les Canadiens français. C’est pourquoi le problème des écoles du Manitoba m’intéresse.

Jean-François n’osait répondre tant il craignait d’étaler son ignorance. Il se sentait un peu étourdi par la tournure des événements depuis son arrivée. 

Frédéric Delwaert lui résuma sa situation : ses parents lui envoyaient une pension confortable, même s’ils gardaient en réserve une somme rondelette en guise de dot pour leur fille. Jean-François l’écouta avec attention jusqu’au moment où ils arrivèrent, tout en haut de la rue Wolfe. Il fut ébloui en entrant dans le logis de Delwaert, une garçonnière meublée avec un raffinement qui lui était étranger : il y avait des aquarelles sur les murs, des fauteuils recouverts de velours frangé, une grande table en acajou couverte de feuillets, de plumes et d’un encrier. Deux paravents cachaient les lieux personnels et la pièce principale comportait deux hautes fenêtres à espagnolette, dont la vue donnait sur le parc Logan. Pendant que Delwaert fouillait sa garde-robe pour trouver un habit à lui prêter, Jean-François regardait les peupliers secoués par le vent qui détachait leurs pièces d’or pour les faire voleter au-dessus des fiacres circulant sur la rue Sherbrooke. Était-ce pour lui le commencement de la vie d’artiste qu’il désirait tant? Delwaert vint le tirer de sa rêverie.

— Voilà un frac qui vous ira parfaitement. Et voici une paire de gants blancs. Pour votre première nuit à Montréal, je vous promets qu’on va faire la fête. Et on ne fermera pas l’œil avant l’aurore!