Épisode 3 - Les Jours du Dominion
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ÉPISODE

Épisode 3

3

UNE CAVE DE LA RUE JACQUES-CARTIER

La représentation du Songe d’une nuit d’été avait repris, mais avec quelques spectateurs en moins. Car dans la nuit sombre, ces quelques personnes avaient subrepticement quitté la rue Sainte-Catherine pour se rendre à un rendez-vous secret et parmi elles, Jean-Baptiste Rousseau et Louvigny de Montigny. Ce dernier avait choisi de faire un détour par la rue de La Gauchetière pour pouvoir parler à l’abri de toute oreille indiscrète. L’effluve salin émanant du fleuve se frayait un chemin jusqu’à leurs narines et des rubans de brouillard, poussés par la brise, ondoyaient autour d’eux.

— Dois-je te répéter ce qui va se dérouler? demanda de Montigny.

— Pas besoin, répondit Rousseau.

— Ce n’est pas une loge comme les autres. Nous ne sommes pas affiliés au Grand Orient.

— Vous êtes indépendants?

— Oui.

— Comme les Fils de la liberté?

— Si tu veux. Mais nous ne sommes pas armés comme les Frères chasseurs. N’oublie jamais que nous opérons dans le plus grand secret. En cas de trahison, le châtiment est sans appel. Si tu as changé d’idée, dis-le tout de suite, car tu ne pourras plus reculer.

Les deux hommes remontaient maintenant une rue bordée de logements banals et arrivaient à la hauteur de la rue Dorchester. Avant de s’y engager, de Montigny regarda encore derrière lui pour s’assurer qu’ils étaient seuls. Ils s’engagèrent ensuite sur la rue Jacques-Cartier, très peu éclairée. Derrière certaines fenêtres, des lampes créaient de fades jeux d’ombres. Le ciel était noir. Pas une âme qui vive. Les chiens préféraient la chaleur de l’âtre et aucun chat ne se serait aventuré dehors par pareille nuit sans lune. De Montigny jeta un dernier regard circulaire avant de prendre la recrue par l’avant-bras pour le conduire au fond d’une ruelle; il s’arrêta devant une porte ferrée sur laquelle il frappa trois fois deux petits coups secs. Un carreau, à hauteur de visage, glissa. De Montigny s’approcha de l’ouverture et chuchota.

— Rouge est le lys.

La porte s’ouvrit, livrant le passage aux deux hommes. Ils s’engagèrent dans un escalier étroit descendant vers une cave, le portier les précédait avec un lumignon répandant un éclairage rudimentaire. Ils parvinrent à une nouvelle porte et avant même qu’on leur ouvre, une odeur de sapinage se fit sentir. En entrant, ils passèrent sous une arche fabriquée avec des branches de sapin; des lanternes rouges étaient disposées de chaque côté de la cave; et à son extrémité, éclairés par des lampes à l’huile, trois personnes se tenaient debout derrière une table oblongue, chacune portant une cagoule et une longue tunique bleu foncé. La séance de la loge du Lys pouvait commencer.

Louvigny de Montigny avait déjà instruit Rousseau qui allait être accepté au sein de la loge ce soir-là. Il savait que depuis qu’il était rentré de France, l’ancien maire de Montréal Honoré Beaugrand cherchait lui aussi à fonder une loge franc-maçonnique où il pourrait prôner son anticléricalisme en contestant l’emprise du clergé sur la population et en exaltant une réforme de l’enseignement sous le signe de la laïcité. Beaugrand était un libre-penseur qui rêvait d’une nation canadienne-française autonome.

Mais la loge du Lys, fondée depuis moins d’un an, avait un objectif perçu comme radical et tendant à passer à l’action. C’est la raison pour laquelle Jean-Baptiste Rousseau avait choisi de joindre les rangs des compagnons du Lys. Il prit place à côté de son mentor sur les deux dernières chaises encore libres. Il y en avait en tout deux dizaines, soigneusement alignées comme des sièges de théâtre et séparées par un tapis bleu qui menait jusqu’à la petite estrade où se tenaient les trois personnages cagoulés, chacun portant sur sa tunique un symbole différent, brodé sur le côté cœur. Celui du centre prit la parole.

— Nous accueillons ce soir un nouveau compagnon.

Sa voix était grave et légèrement sifflante comme celle d’un asthmatique et il articulait lentement.

— Nous l’accueillerons, Maître Illustre, firent en chœur les autres membres de la loge.

— Jean-Baptiste Rousseau, avance-toi.

Le nouveau venu se leva et se rendit au pied du podium.

— Lève la main droite et répète après-moi : tout ce que j’entendrai en ces murs restera en ces murs.

Rousseau répéta solennellement.

— Je jure fidélité et obéissance, même au prix de ma vie.

— Je jure fidélité et obéissance, même au prix de ma vie, redit Rousseau.

— Pose ton genou gauche à terre.

Rousseau s’exécuta.

— Quelle est l’écorce la plus fine?

— La chemise.

— Quelle est l’écorce la plus épaisse?

— L’habit.

— Par où passe-t-on dans la forêt?

— Par le pied cornier.

Les murs humides faisaient se réverbérer chaque mot car il régnait dans la cave un silence quasi religieux.

— Commandeur! dit le Maître. Accordez-lui l’insigne.

La personne qui était à sa droite contourna la table pour s’approcher de Rousseau. Elle était de petite taille et tenait dans ses mains très blanches une chaînette au milieu de laquelle il y avait une fleur de lys en fer-blanc galvanisé à l’étain, symbolisant la modestie. Le Commandeur se plaça derrière Rousseau et noua le fermoir sur sa nuque pendant que le Maître Illustre récitait le reste du rituel.

— Cette fleur de lys ne te quittera jamais plus. Tu la porteras jour et nuit, peu importe ton habillement. Elle sera toujours au contact de ta chair. Elle confirme ton appartenance à la loge du Lys et tu ne t’en sépareras qu’à ta mort. Je t’installe au grade d’Écuyer Novice.

Toute l’assistance se leva et scanda :

— Le lys! Le lys! Le lys!

— L’injustice doit cesser! lança le Maître d’une voix vibrante.

— Elle cessera! trompéta l’assemblée d’une seule voix.

Le Maître Illustre fit signe à Rousseau qu’il pouvait retourner s’asseoir. Ce dernier ressentait une grande émotion car l’initiation l’avait étonné en ce qu’elle ne ressemblait à pas à ce qu’il croyait savoir sur les rituels franc-maçonniques. La hiérarchie de loge du Lys était ordonnée en fonctions de degrés : Maître, Commandeur, Chevalier Kadosh et autres, mais portait surtout en son âme le désir de réaliser l’indépendance de la province. En cela, elle tenait à la fois de l’ancien rite écossais et du désir d’action des carbonari.

Le Maître Illustre reprit la parole.

— Vous aurez remarqué ce soir que le Chevalier Kadosh ne peut être avec nous car il est à son travail. Cependant, nous devons décider de nos moyens d’agir. Voilà maintenant cinq années que le gouvernement du Manitoba bafoue nos droits en interdisant l’enseignement du français. Ils prétendent avoir instauré des écoles qu’ils qualifient de neutres mais en fait, ce sont des écoles protestantes. Cela fait trop longtemps que le premier ministre Mackenzie Bowell a décrété que le Manitoba doit restaurer les droits et les privilèges de la minorité catholique. Mais comme vous le savez déjà, les membres de son cabinet sont divisés; certains sont même prêts à tout, tant ils détestent les catholiques.

— Ce sont les Orangistes de l’Ontario! clama une voix.

— Taisez-vous! Tout le monde le sait. Mais la prochaine session de ce gouvernement sera la dernière et il faut absolument que la loi réparatrice soit votée.

— Permettez-moi, Maître, fit la voix flûtée du Commandeur. Il semble que Bowell soit incapable de rallier ses troupes d’ici à ce que le Parlement se réunisse à nouveau.

— Faudrait-il se rallier aux libéraux? demanda une voix provenant du fond de la salle.

— Non! Jamais! Ce sont des annexionnistes! Ils veulent faire de nous des anglais américains. Oh, ils ont travaillé main dans la main avec les Nationaux, du temps de notre très cher et regretté Honoré Mercier, mais on ne peut pas leur faire confiance. Leur chef, Laurier, est un pleutre qui se mure dans le silence. Avec lui, ce sera comme avec les conservateurs. Nous allons disparaître, soit en étant avalés par l’union américaine, soit étranglés dans l’union canadienne.

— Laurier a pourtant bien lutté pour empêcher la pendaison de Riel, il y a dix ans. Il était de notre côté!

— Il prend notre défense quand cela lui garantit le vote des Canadiens français, sinon ce n’est qu’un grand parleur. Les Castors et les Nationaux, tout cela fait partie du passé. Cela fait plus de quinze ans que le Parti libéral attend de reprendre le pouvoir, et il n’y arrivera qu’en se mettant à genoux devant les Orangistes.

— C’est un hypocrite! lança une autre voix venant du fond de la salle. Il chante une chanson pour amadouer les Canadiens français et il rampe devant les Anglais. 

— En tout cas, cria quelqu’un, si les Anglais nous détestent, je les déteste moi aussi! Il faut prendre les armes, comme en 37!

— Silence! À l’ordre! tonna le Maître. Nous ne gagnerons rien en usant de violence. Nous prendrons nos renseignements. Nous aviserons ensuite quels moyens nous pouvons utiliser pour nous faire entendre.

L’assemblée se calma. Le Commandeur prit la parole.

— J’aimerais partager avec vous ce que le patriote Jules-Paul Tardivel a déjà écrit dans son journal La Vérité

Sa voix était chantante. Rousseau remarqua que lorsque le Commandeur s’emballait, sa voix devenait plus cristalline. On aurait dit une voix de femme.

Le Commandeur se leva, un papier à la main.

— Rappelons-nous et n’oublions jamais.

Puis, se râclant la gorge, il commença sa lecture.

— « Nous sommes de ceux, plus nombreux qu’on ne le pense, qui « n’acceptent » pas la Confédération, mais qui la « subissent » seulement, en attendant des jours meilleurs ; qui se refusent à voir dans le régime actuel la dernière phase des destinées politiques du Canada français; qui espèrent que la Providence nous arrachera un jour à l’anéantissement national vers lequel nous tendons depuis 1840. »

Des applaudissements fusèrent.

— Assez pour ce soir, dit sentencieusement le Maître Illustre. Quelqu’un a quelque chose à ajouter?

Un homme assis dans la première rangée se leva. En signe d’humilité, il enleva son galurin qu’il tint en suite dans ses mains, en le faisant tourner avec ses doigts. Il était timide et avait rarement pris la parole dans une assemblée.

— Ma sœur a été maltraitée. On a pas été juste avec elle.

— De quoi s’agit-il? Raconte, fit le Maître.

— Ma sœur a quinze ans. Elle s’appelle Jeanne, mais comme tous ces maudits Anglais du Golden Square Mile, il la désigne par son nom de famille. « Barrette, fait ceci! Barrette, va chercher cela! Barrette, tu gaspilles le charbon! »

Le Commandeur l’interrompit.

— Viens-en au fait.

— Hier, il l’a renvoyée sans recommandation et sans lui payer son mois.

— Pourquoi?

— Ma sœur avait échappé une théière en porcelaine qui s’est brisée sur le plancher.

— Le chien! s’exclama une voix.

— Cela ne demeurera pas impuni. Nous lui servirons un avertissement. Qui se porte volontaire?

Un homme se leva tout d’un coup.

— Moi! Jos Désorcy.

— Jos, voici ce que tu vas faire. Trouve-toi une brique, cache-la dans ton manteau et tu iras la lancer contre une fenêtre. De qui s’agit-il? ajouta-t-il en s’adressant à Barrette.

— C’est l’échevin Atwater. Il habite sur la rue Union, numéro 74.

— Que cela soit fait. 

Un murmure parcourut l’assistance en guise d’approbation. 

— La séance est levée, déclara le Maître Illustre.

Tous les hommes présents se levèrent de leur siège, enfiévrés par le discours du chef de la loge qui les galvanisa d’une voix vibrante en formulant l’apophtegme rassembleur.

— Quelle est la force qui nous guide?

— Le lys! 

— L’injustice doit cesser! 

— Elle cessera! répondit l’assemblée d’une seule voix.

— Gloire aux compagnons du Lys! 

— Gloire à nous!

Le groupe se sépara dans un bruit de chaises qu’on déplace et du froissement des manteaux qu’on renfile. Les trois dirigeants de la loge se retirèrent dans une petite pièce attenante pour retirer leur costume préservant leur anonymat. Le reste de l’assemblée sortit de la cave un par un ou par petits groupes. Une fois sur le trottoir, Rousseau interrogea de Montigny.

— Qui sont ces gens qui dirigent la loge?

— C’est secret. Ce n’est que parvenu à un certain grade, que nous pouvons en connaître l’identité.

— Toi, tu les connais?

— Je ne connais aucun d’eux, répondit de Montigny. Tu es content d’appartenir maintenant à la loge du Lys?

— C’était mon souhait le plus cher, déclara Rousseau.

Ils se séparèrent une fois parvenus sur la rue Sainte-Catherine. Louvigny de Montigny s’en alla rejoindre ses amis qui étaient restés au Théâtre Français. Rousseau demeura sur place, songeur. En vérité, il avait l’intention de retourner vers la ruelle pour guetter les chefs de la loge car il ne soupçonnait pas qu’ils puissent avoir accès à une autre sortie dérobée. Il se cacha derrière le tronc d’un gros érable et attendit. Plusieurs minutes passèrent. Sa patience fut récompensée : il vit distinctement une silhouette apparaître au fond de la ruelle, on l’aurait dit sortie de nulle part. Il y avait assurément une issue secrète. L’homme — car sa stature ne pouvait qu’être celle d’un homme — portait un haut de forme noir et une cape l’enveloppait. Rousseau décida de le suivre discrètement.